Aujourd’hui : on explore l’intime, le collectif et la spiritualité à travers la conversation entre Bintou Dembélé – artiste associée aux Ateliers Médicis & Cyborg dans le cadre de Palabre, cercle de paroles sur les savoir-être et les pratiques artistiques de la marge, produit par les Ateliers Médicis.
Alexandre Moreau aka Cyborg est le premier invité de Bintou Dembélé et inaugure le 1er épisode, à retrouver sur ateliersmedicis.fr. Ensemble, ils dévoilent l’histoire du Krump, cette danse apparue au début des années 2000, et partagent un moment de danse sur une musique composée par Charles Amblard. Extraits ci-dessous.
Rendez-vous en juin, pour le second épisode : entre Bintou Dembélé & Vinii Revlon, autour du Voguing.
« Je me considère comme un artiste qui aime explorer les choses et s’aventurer là où d’autres n’ont pas mis les pieds »
Bintou Dembélé – On va avoir un moment de palabre. L’idée c’est de parler de nos cultures : ce qu’elles sont, comment on les définit, ce que tu en fais, ce que j’en fais, et ce qu’on en fait ensemble. Je trouvais ça intéressant que cet espace de palabre soit aussi nourri de danse, et qu’on puisse retrouver ce moment avec un process qui est le mien. C’est à dire un process de travail et de traduction. Avant ça, j’aimerais qu’on puisse s’autoriser à parler de nous. Peut-être que tu pourrais essayer de te présenter et nous dire d’où tu parles ? Moi je me dis enfant de Demba Dembélé et Awa Dembélé, Soninké du Sénégal, aujourd’hui dans l’urgence de traduire la culture Hip-Hop qui m’a nourrie, et comment je me suis déplacée pour essayer de faire un va-et-vient entre l’esprit du collectif et la nécessité intime qui est la mienne. Aujourd’hui j’adore l’idée de partager, pas simplement avec les gens du Hip-Hop, mais avec d’autres qui ont suivi son cheminement, comme le Krump, le Voguing, l’Électro et bien d’autres danses. Cette manière qu’on a de palabrer ensemble, ça me permet de mieux saisir de quelle manière j’ai été imprégnée et façonnée par ce Hip-Hop là, et en voir les points communs. D’où tu parles alors, dis nous d’où tu viens !
Cyborg – Je suis français d’origine haïtienne, donc j’ai une double culture par ma mère et mon père haïtien, et par le fait que je sois né et que je vive en France. Je me considère comme un artiste qui aime explorer les choses et s’aventurer là où d’autres n’ont pas mis les pieds. J’ai grandi dans le 95, et ma jeunesse ça a surtout été la religion, un peu de sport et être avec mes amis. J’ai fait ma rencontre avec le Hip-Hop à l’âge de onze ou douze ans. Ce n’était pas facile pour moi, mon gabarit me laissait entendre que le Hip-Hop ne me laissait pas assez d’expression et de place. J’ai découvert le Krump, par le film Steppin’ d’abord, et ça a continué. Ça fait douze ans maintenant.
« Le geste peut être aussi puissant que le mot »
BD – Par moments, ça peut être difficile de se déplacer vers d’autres choses. Pour moi, ça a été la question du féminin qui a été complexe, parce qu’il y avait vraiment peu de femmes, donc c’était assez singulier de traverser ça, seulement avec des modèles masculins. Je me suis façonnée autour du Hip-Hop, qui est passé de la rue à la scène. J’ai même envie de dire du carton au lino, en passant par les MJC et les différentes salles, gymnases, clubbings… Tous ces sols et ces configurations là, c’est un déplacement en soi aussi, avec tout ce que cela appelle de puissant, de charge et de tension. Pour moi, c’était nécessaire de me dépasser, de m’autoriser à faire des va-et-vient, de passer d’un groupe à des désirs individuels. Je ne pouvais pas envisager de rester à un seul endroit. C’est ça qui m’a plu dans le Krump, que j’ai découvert à travers le documentaire Rize. Quand j’ai vu ce documentaire de David LaChapelle, je n’ai pas eu de mots, j’étais chargée. Et là, quand je t’ai vu danser, c’est pareil, j’ai juste le corps qui commence à acquiescer ce que tu dis. C’est là où je pense qu’il y a quelque chose que j’ai connu et que j’ai perdu en cours de route dans le Hip-Hop, et que j’ai cherché après ailleurs : le fait d’avoir l’absence du mot et de se dire que le geste peut-être aussi puissant que le mot.
« La spiritualité est nécessaire dans le processus du Krump »
BD – Quand j’ai découvert le Krump, pour moi c’était une danse du palabre. La traduction concrète de Krump c’est « Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise ». On pourrait traduire cela par « éloge du puissant royaume ». J’aimerais bien avoir ta traduction à toi, toi qui a baigné dans une dimension spirituelle assez forte avec tes parents, et qu’on retrouve dans le Krump.
C – Je vais totalement te rejoindre là dessus : le Krump c’est une danse du palabre parce qu’elle a été créée pour s’exprimer par d’autres biais, et pouvoir toucher d’autres gens. Pour moi, le Krump ce sont des prières qui s’élèvent vers les cieux. C’est une manière de se retrouver avec soi-même, avec les autres, et avec une spiritualité. Peu importe comment elle est et comment on la retrouve, la spiritualité est nécessaire dans le processus du Krump. Elle permet de se développer et d’apprendre à se connaître. Moi, personnellement, j’ai réussi à combattre pas mal de choses intérieures grâce au Krump. J’ai l’impression que c’est une danse qui arrive à traduire des choses complexes, des choses qu’on ne pourrait pas dire facilement avec des mots. Parfois, je vais juste avoir des énergies, un sentiment, un flash-back de quelque chose qui s’est passé et qui a pu me toucher, et de ce flash-back, de ce sentiment ou de cette énergie, j’arrive à traduire des mouvements sur un temps. Ça va me permettre de me connecter à tout ça, de mieux l’emmagasiner et de mieux le digérer. C’est une danse qui est très sur soi, mais aussi dans le partage avec les autres. C’est ce qui est un peu difficile avec le Krump, parce qu’on se met à nu devant des gens, et les gens se mettent à nu devant nous. C’est une danse qui va exiger d’être vrai.e à 100%, sinon ça ne fonctionne pas.
« Si tu vas au milieu du cercle, c’est pour t’exprimer »
BD – Je parle de culture parce qu’il y a des espaces où vous pratiquez le Krump, dans la rue, où vous allez vous faire des labs, des sessions, des battles. Est-ce que tu peux nous donner des éléments de compréhension de ce que ces termes veulent dire ?
C – La base de toutes les bases, c’est la session. Le terme « session » a été utilisé pour dire « rassemblement ». Quoi qu’il arrive, on y va et on se rassemble. Dans ce rassemblement, il va y avoir ce qu’on appelle aussi la « session », et c’est ça qui peut porter à confusion : c’est le moment où on va être en cercle, et chaque danseur va passer au milieu pour s’exprimer. Cette dimension est importante parce qu’il y a ce qu’on appelle la hype, qui vient des autres danseurs. La hype : c’est une énergie que l’on donne aux danseurs pour qu’il puissent se surpasser. Si je devais le traduire, de mon point de vue, c’est un moment où tu palabres, où tu t’exprimes par ta danse, et les personnes qui sont autour de toi t’aident à sortir ce que tu as à l’intérieur. C’est ce que l’on va appeler la liveness. C’est une manière de dire que ça se passe maintenant. C’est tellement immédiat que les personnes autour le ressentent, et c’est ce qui va produire cet effet d’engouement dans le public. Souvent, quand on regarde le Krump de l’extérieur et qu’on ne le vit pas, on a l’impression que c’est compliqué. C’est vraiment quand on est dans le cercle que l’on comprend qu’il y a une énergie commune. Moi je le ressens même en dehors du cercle, j’ai une énergie, je ressens une atmosphère, et dès que j’entre dans l’atmosphère, elle devient plus lourde. Tu sens que si tu vas au milieu du cercle, c’est pour t’exprimer.
« La question du beau est mise de côté, l’expressivité est à son paroxysme »
BD – Ce que j’adore c’est le débordement, comment le Krump s’autorise complètement à déborder et à se canaliser. La question du beau est mise de côté, l’expressivité est à son paroxysme. Il y a l’idée de se relâcher et d’être dans le contrôle à la fois. Le Krump ce n’est que des suspensions et des arrêts, pour signifier qu’il y a des choses à dire dans cette charge là. On a souvent le sentiment que c’est une violence qui est déversée, alors que c’est une charge assez dense. J’ai l’impression que c’est le contrôle d’une auto-destruction.
C – Les gens aiment parler du Krump comme étant violent, brutal. Moi j’aime parler d’énergie. À l’heure où tu es dans le cercle, ton énergie est tellement forte que certaines personnes vont devoir sauter, crier, attraper, de canaliser cette énergie aussi et de l’exprimer d’une diverse manière. Le fait de « déborder », ça va leur permettre de lâcher tout ça. Comme le Krump est quelque chose de très profond, il sort de manière vraie, et on est obligé de passer par ce débordement. Parfois, on a ce qu’on appelle « casser la session ». Des gens vont dégager une énergie et une spiritualité tellement fortes qu’ils vont réussir à déplacer la session. Ça va être un brouhaha complet, on aura besoin de l’exprimer ainsi. La session c’est : ce qui doit arriver va arriver, c’est comme ça.
« On peut compter le Krump parmi ces danses qui ont foulé l’opéra »
BD – On aime faire des va-et-vient entre la rue et la scène, le club et la battle. Récemment on a été sur la scène de la Bastille pour l’opéra des Indes Galantes, et j’aurais trouvé intéressant de savoir comment ça a été reçu dans la communauté Krump.
C – Quand tu vis une danse, tous les jours tu la vis dans la rue, dans des studios, mais tu la vis de manière très underground. Tu as du mal à te dire que ce truc-là peut être interprété sur de grandes scènes. Et le fait d’avoir introduit le Krump sur la scène de l’opéra Bastille, la communauté Krump s’est sentie représentée. C’est se dire que l’on peut compter le Krump parmi les danses qui ont foulé l’opéra. Ça a été reçu comme une avancée. Il y a de plus en plus de krumpeurs qui intègrent des compagnies, qui ont l’envie d’être intermittents du spectacle, ce qui n’était pas le cas il y a cinq ou six ans. Plus il y a de projets de ce type, plus on amène des krumpeurs à vouloir s’intéresser à autre chose que le Krump en lui-même et de le pousser ailleurs. C’est ce que l’on voit au fur et à mesure, et c’est très motivant.
« Je n’appelais pas Les Indes Galantes : un opéra-ballet, j’appelais ça : une traversée »
BD – Ce qui était intéressant, c’était de voir ce que l’on avait en commun et comment on pouvait le traduire. Je n’appelais pas Les Indes Galantes un opéra-ballet, j’appelais ça une traversée, et j’ai eu à coeur de vous souhaiter un bon voyage. Au moment des représentations, je n’avais plus à être sur scène, et je n’avais qu’à acquiescer votre parole et votre traversée. Là, je me suis rendue compte de la puissance de contamination possible de tout ce que l’on porte. Dans un idéal, ce serait super de rassembler davantage de danses et de voir, si on peut s’autoriser à prendre une scène et à palabrer tous ensemble, à se rassembler et à voir ce qu’on a en commun.
C – L’engouement pour Les Indes Galantes nous a montré que notre endroit n’est pas forcément l’endroit de tout le monde. La singularité de notre culture et l’énergie que l’on a et que l’on partage, tout le monde ne la vit pas. J’étais sur le dernier tableau Les Sauvages, et j’étais transporté à chaque scène. À chaque fois il y avait cette contamination, et on contaminait les gens dans le public et les gens là haut – tu sais ceux qui nous voient de loin – eux aussi ils étaient contaminés ! C’était vraiment un endroit magique, maintenant, même avec le recul, je peux le dire.
📺 Palabre – épisode #1
Une émission de Bintou Dembélé, à découvrir : ICI
Qui est Bintou Dembélé ?
Bintou Dembélé est l’une des artistes majeures issues du mouvement Hip-Hop en France. Revisitant la Street Dance au prisme de la musique répétitive et des polyphonies rythmiques, ses chorégraphies explorent les mémoires rituelles et corporelles, les cultures de la marge, les zones d’ombres de l’Histoire coloniale et postcoloniale, les stratégies de réappropriation et de marronnage. Elle crée au sein de la compagnie Rualité six spectacles. Ses créations, qui convoquent des esthétiques variées – de la danse à la musique en passant par les arts visuels – construisent souvent des ponts entre des domaines artistiques habituellement séparés. En 2017, Clément Cogitore fait appel à elle pour chorégraphier son film « Les Indes galantes » pour la 3e Scène de l’Opéra national de Paris et en 2019 l’opéra-ballet. Bintou Dembélé est artiste associé·e aux Ateliers Médicis pour penser un nouveau type d’école, formant à la singularité, à l’hybridité et au mouvement et pour outiller celles et ceux qui se construisent sur les bords pour qu’ils gagnent le centre et participent au renouvellement des récits et des formes artistiques.
Qui est Cyborg ?
Alexandre Moreau, aka Cyborg, commence sa pratique de la danse avec le Hip Hop et découvre le Krump dans le film « Steppin’» de Sylvain White. Il pratique le Krump avec Wilfried Ble, aka Wolf, et Tight Eyez, danseur new-yorkais et créateur du Krump au début des années 2000. Il participe à des battles et remporte de nombreuses compétitions internationales comme le KOB Germany, la EBS World Krump Championship ou Juste Debout. En 2018, il participe à « Climax », film de Gaspard Noé, puis au court-métrage « Buck » d’Anne Cissé. En 2019, il rejoint l’équipe de performeurs de l’opéra des « Indes galantes », chorégraphié par Bintou Dembélé et mis en scène par Clément Cogitore.