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La langue de Péguy réouvre le langage quand le monde contemporain à tendance à affadir la parole avec Jean-Baptiste Sastre

Comment les auteur.ice.s nous aident à réinsuffler le langage pour transmettre et repartir vers le vivant. Actuellement au 11 • Avignon — après La France contre les robots de Georges Bernanos et Plaidoyer pour une civilisation nouvelle d’après Simone Weil, Jean-Baptiste Sastre conclut avec Notre Jeunesse le troisième volet d’un tryptique consacré aux défis et espoirs de la société moderne vus par ces grands penseurs du XXe siècle. Jean-Baptiste Sastre s’engage auprès des publics éloignés du théâtre et de la culture plus globalement : aller à leur rencontre, partager, échanger, créer des ateliers in situ au sein des associations, dans les écoles, collèges et lycées, et les amener sur le plateau d’un théâtre. En immersion dans les textes. Charles Péguy publie Notre Jeunesse en 1910 pour répondre à ceux qui remettent en cause a posteriori la nécessité de l’engagement dreyfusiste. Occasion pour le gérant des Cahiers de la Quinzaine de rendre hommage à son maître Bernard Lazare, premier défenseur d’Alfred Dreyfus et garant de la mystique républicaine contre la politique et les politiciens. Dans Notre Jeunesse, Charles Péguy propose de rassembler toutes ces forces pour faire face aux différentes crises du monde moderne. 

Jean-Baptiste Sastre en représentation au Lycée Mistral d’Avignon, 2021 © DR

« Avec Péguy, on redonne un souffle à la langue, on la réinsuffle [•••] la langue de Peguy réouvre le langage, elle déshabitue de la pauvreté du langage entretenu également par les médias de masse »

Jean-Baptiste Sastre

Après Simone Weil (Plaidoyer pour une civilisation nouvelle) et Georges Bernanos (La France contre les robots), vous concluez le troisième volet de ce tryptique en vous intéressant cette fois à Charles Péguy. Poète visionnaire, dites-vous, révolutionnaire mais aussi critique de la modernité. Ces dernières années, les textes de Charles Péguy ont fait l’objet de créations et appropriations très différentes. Quelle est votre vision de cet auteur ?

Jean-Baptiste Sastre — À cause du morcellement de son oeuvre, on a fait beaucoup de mal à Péguy. Robert Burac a fait un travail exceptionnel pour retrouver et redonner à lire une continuité de son oeuvre. J’ai personnellement découvert ses textes par Georges Bernanos, qui le considérait comme son maître. Son œuvre est en butte à la mécompréhension et à des appropriations qui déforment sa pensée, la réduisent. Je crois que mon rapport à cet auteur est aussi personnel : je suis barbiste, comme lui j’ai été élève à Sainte-Barbe, j’ai grandi à Chartres et je passais régulièrement à côté des locaux de son journal, La Quinzaine. Ce sont des signes peut-être anodins mais j’ai, quand même, marché dans ses pas. J’ai voulu l’aborder par Notre Jeunesse. Ce qui me marque chez cet auteur, c’est le thème de l’enfance qui revient dans ses textes. C’est ce qui a églament marqué Bruno Latour qui parle de l’écriture de Péguy comme d’un moyen pour trouver la nouveauté du passé et non l’ancienneté du passé qu’affectionnent les réactionnaires.

La langue de Charles Péguy, à laquelle le poète Charles Pennequin a rendu hommage, est faite de répétitions. Que cela signifie-t-il pour vous, un homme de théâtre ?

Jean-Baptiste Sastre — En effet, Charles Pennequin a proposé une très belle interprétation du travail de Péguy en mettant en avant la vitalité, la sève même de son oeuvre. L’idée de sève est importante mais j’y reviendrais : ce n’est pas si innoncent de jouer en plein air, au pied d’un platane… Chez Péguy, il y la recherche d’une forme originelle ; on pourrait parler d’une recherche de l’enfance. La redite, la répétition n’est pas là à des fins pédagogiques, du moins, je n’adhère pas à cette lecture. La répétition est là pour essorer le langage, pour retrouver ce que la langue a de primordiale. Il s’agit de nous déshabituer des mots pour y réintroduire du sens. Le monde contemporain à tendance à affadir la parole, à la considérer comme un simple outil. On s’habitue à certaines expressions sans plus s’interroger sur leur bien fondé, leur origines, ou même ce qu’elles désignent vraiment. Il ne s’agit pas, avec Péguy, d’être pour ou contre mais de voir comment on redonne un souffle à la langue, on la réinsuffle. Je ne pense pas que la langue de Péguy soit éthérée ou lointaine comme on a pu le dire. Elle réouvre le langage, elle déshabitue de la pauvreté du langage entretenu également par les médias de masse.

Lycée Mistral d’Avignon, 2021 © DR

« Ces auteurs vont à l’encontre d’un monde contemporain et nous aident à désapprendre ce qui est devenu une habitude »

Jean-Baptiste Sastre

À propos des médias, Georges Bernanos -dont vous êtes familier de par votre reprise de La France contre les robots– avait aussi des mots contre les médias de masse et la télégraphie sans fil (TSF). La critique des éléments considérés comme fondateurs de la modernité est aussi un point de continuité dans votre travail…

Jean-Baptiste Sastre — Oui, on retrouve aussi une critique de la TSF chez Antonin Artaud… Les poètes nous servent à voir, notamment à voir au delà de la technique, tout ce qui y est intimement mêlé. Bernanos disait “On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure” et plus loin qu’ »il n’y avait plus ni patrie ni honneur à attendre de cette ère nouvelle ». Ces termes d’honneur, de terre, de race auxquels tient Péguy ont tellement été pervertis qu’il faut les reprendre à la racine. Ces auteurs vont à l’encontre d’un monde contemporain et nous aident à désapprendre ce qui est devenu une habitude. C’est aussi pour cela qu’ils résonnent si fort aujourd’hui.

La répétition, dont nous parlions précédemment, est également un gage d’oralité… Comment s’est fait le travail d’adaptation du texte écrit à la scène ?

Jean-Baptiste Sastre — L’oralité chez Péguy s’exprime par un rythme. On a envie de prendre le texte, de le dire et de le parler. On peut s’arrêter au théâtre, prendre ce temps là et donner la parole. Ce que Péguy dit d’un peuple, de la République me paraît fondamental aujourd’hui. J’ai vraiment respecté la structure du texte en partant du plus lointain pour arriver au coeur. C’est une façon d’écrire que l’on retrouve dans un autre de ses textes : la lettre à Victor-Marie comte Hugo où il passe par la littérature et littéralement ce qui les lie avant de revenir à ce qui les divise. Un événement qui a divisé la France à son époque, et qui a eu de grandes conséquences sur cette société française, c’est l’affaire Dreyfus. L’affaire Dreyfus est le coeur de Notre Jeunesse. De prime abord, on peut y voir encore un retour à l’enfance, à la jeunesse avec un enfant de la République humilié mais on le texte va plus loin politiquement avec une République remise en question, un principe d’élection discuté… Chacun y verra ce qu’il veut y voir. Nous nous sommes appuyés sur l’amitié de Péguy avec Bernard Lazare, oublié de la l’histoire, qui fut le premier à défendre Dreyfus et à porter l’affaire sur la place publique. Dans la mise en scène, nous avons tout fait pour restituer ce rythme de Péguy, cette sève, la moelle de la littérature, du langage. Elle vient du fait que l’on a l’impression d’assister à une conversation, entre ces deux hommes mais aussi au-delà d’eux. On n’est jamais loin de l’autre chez Péguy. On parle de gens qui ont connu la misère et la pauvreté, qui sont en conversation permanente avec le monde. L’autre, en face, est un ami devant lequel on hésite, on n’a pas peur de revenir en arrière. Dans l’interprétation, cette confiance, ça rend tout petit. Ce rythme qu’il faut reprendre permet de réouvrir la voix d’un immense poète, un petit gars -je le dis presque affectueusement- en lutte.

Jean-Baptiste Sastre au Lycée Mistral d’Avignon, 2021 © DR

« C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on ne peut pas aujourd’hui laisser Péguy aux mains des nationalistes, il faut le retrouver avec cette soif pour la nouveauté du passé [•••] Péguy, c’est le critique du monde contemporain et de sa puissance d’habitudes »

Jean-Baptiste Sastre

Au-delà de l’affaire Dreyfus, Charles Péguy, avec La Quinzaine, de tous les combats et notamment jusqu’à la reconnaissance du génocide arménien…

Jean-Baptiste Sastre — Là encore, on retrouve l’influence de Bernard Lazare sur Péguy. Ils sont allés là où ils constataient une absence de justice, au risque de leur propre vie, au risque de fâcheries immenses comme celle avec Jaurès. La capacité d’admiration chez eux étaient à la hauteur de la violence des désaccords et, dans le cas de Jean Jaurés, c’est un amour fou qui a pu s’exprimer au travers des luttes communes ou opposées. Péguy a aussi été sur le front contre le colonialisme, contre l’africanisme mais sans jamais interdire quoi que ce soit. Au travers de sa revue, il s’ouvrait à différentes opinions.

Notre Jeunesse est un texte énoncé à la troisième personne du pluriel, le voyez-vous comme un signe pour créer du commun ?

Jean-Baptiste Sastre — Notre Jeunesse est avant tout une réponse à Halévy à propos de l’affaire Dreyfus. Il s’agit, pour Péguy, de rappeler “ce que nous avons sacrifié à cet homme, ce que c’était que cette lutte”. Il développe dans ce texte la distinction entre une mystique de la République -quand on est prêt à mourir pour elle-, et une politique républicaine, quand on en vit. Il recrée un mouvement dans des institutions et il n’hésite pas à aller récupérer des notions, des idées en territoires ennemies. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on ne peut pas aujourd’hui laisser Péguy aux mains des nationalistes, il faut le retrouver avec cette soif pour la nouveauté du passé, loin de ce passé du passé auquel on voudrait nous condamner. Péguy ce n’est pas l’auteur du patriotisme va-t-en guerre qu’on a voulu en faire. C’est l’auteur qui dit “Je n’arrive plus à écrire, mes mots sont plein de guerre”. Péguy, c’est le critique du monde contemporain et de sa puissance d’habitudes. Aujourd’hui, nous sommes les deux pieds dedans et l’une des seules possibilités qu’on a de s’en sortir c’est la littérature ; du moins c’est le seul moment où on peut l’arrêter. La répétition chez Péguy ce n’est pas le rabachage, c’est une façon de réouvrir le langage.

« Péguy, c’est organique, c’est végétal c’est la possibilité de repartir vers le vivant, c’est la curiosité et le désir »

Jean-Baptiste Sastre

Plutôt qu’être un signe de pédagogie, est-ce que la répétition ne serait pas plutôt  une voie d’émancipation ?

Jean-Baptiste Sastre — On est bouffé par l’habitude dans nos métiers et, grâce à Charles Péguy, je trouve l’opportunité de retourner en conversation avec le monde. C’est un poète d’une force immense et je me garderais bien de le réduire en une formule mais, pour moi, cette répétition est vraiment une manière de repartir vers l’enfance. Il était d’autant plus important pour moi d’aller dans les écoles avec ce spectacle. Il était important non seulement de jouer une représentation pour des scolaires mais aussi de faire monter les enfants, les adolescents -pour qui le théâtre n’est qu’un pan du programme scolaire, et encore…-  sur scène et de leur donner le texte à l’oreille. C’est un objet particulier qui peut permettre de repartir vers la littérature quand le livre devient peut-être plus éloigné des jeunes générations. Il faut transmettre l’émotion aux enfants pour retrouver, peut-être, chez eux, cette sève et cette possibilité d’émeutes. Je reviens à la métaphore de la sève et de l’arbre mais c’est notre rôle de la transmettre, nous sommes le tronc et, sans sève, les bourgeons meurent. Péguy, c’est organique, c’est végétal c’est la possibilité de repartir vers le vivant, c’est la curiosité et le désir. Je ne crois pas du tout à ceux qui voudraient en faire un auteur hors de portée.

✒️ Entretien réalisé par Henri Guette pour balto — jigsaw

Jean-Baptiste Sastre interprétant Notre Jeunesse au Lycée Mistral d’Avignon, 2021 © DR

Qui est Jean-Baptiste Sastre ?

Ancien élève du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, Jean-Baptiste Sastre est d’abord acteur avant de devenir metteur en scène, durant 10 ans, au Théâtre national de Chaillot, au Théâtre Nanterre-Amandiers, au Lieu Unique à Nantes, à La Filature, Scène nationale de Mulhouse, au Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, à la Comédie de Caen – CDN de Normandie, au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg des textes de Jean Genet, Marguerite Duras, Christopher Marlowe, Georg Büchner, Marivaux, Eugène Labiche ou Samuel Taylor Coleridge..En 2005, il est lauréat de la Villa Médicis hors les murs à Londres pour travailler sur le théâtre élisabéthain. Il met en scène La tragédie du roi Richard II de William Shakespeare dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes (Festival d’Avignon 2010).Également artiste associé de Chateauvallon-Liberté, scène nationale, Jean-Baptiste Sastre a développé sur le territoire du Var, dans le cadre de la politique d’actions culturelles de la scène nationale, un partenariat avec différentes associations du champ social.