Aujourd’hui, à J+1091 du premier jour de la première Saison culturelle de Bordeaux, en 2017 avec Paysages, on explore E comme Entresort, avec #HorsSaison : la déambulation dans la ville et le récit sensible de François Beaune, à travers son texte inédit Prime abord, écrit à la suite de sa participation à la Saison culturelle Liberté ! en 2019.
ENTRESORT.
Jules Vallès, La rue, 1866
On appelle ainsi, dans le monde des saltimbanques, le théâtre, en toile ou en planche, voiture ou baraque, dans laquelle se tiennent les monstres, veaux ou hommes, brebis ou femmes ; le mot est caractéristique. Le public monte, le phénomène se lève, bêle ou parle, mugit ou râle. On entre, on sort, voilà.
« Bordeaux bord d’eau »
We tell ourselves stories in order to live.
Joan Didion
Je débarquais à Bordeaux l’été 2019, en pleine canicule. Un séjour de quinze jours, sans rien connaître encore, avec dès le départ, en remontant le Cours de la Marne et ses salons de coiffure du monde entier, cette impression d’étrangeté que j’allais mettre un moment à saisir. Au fond tout était dans ce nom de bordeaux, mais au début on ne sait pas entendre les mots qu’on utilise, il nous faut ce délais d’âme pour qu’ils s’imprègnent de sens.
Bordeaux bord d’eau, les gens me répétaient, elle est comme-ci, comme ça, et moi j’écoutais sans comprendre, une ville poussée au bord de nulle part, sur une dalle jouxtant un marécage, aux faux confins ouest du monde occidental, et pourtant devenue au XVIIIème ce grand port de la jeune mondialisation, joyaux du royaume de France, bord d’eau sur lequel venaient se déverser les richesses du monde entier, avec ses marchands hollandais, ses esclaves et ses tonneaux de vin.
« Bordeaux était cette ville dont il manquait un bord »
Il y avait anguille, et je rasais les murs au hasard, pour tenter de percer le mystère. L’ex rue de la Liberté (aujourd’hui Fernand Philippart), me regardait m’agiter, en nage, à travers les mascarons qui se moquaient de moi, avec leurs airs entendus. La rue Dieu était sans issue, je poursuivais par la rue Saint-Rémi. À l’angle de la rue Jouannet, un vieux balcon de fer forgé me servit de casquette un instant, puis je traversais la Galerie Bordelaise comme dans un tunnel mou, les yeux rivés au sol. Arrivé face à un distributeur CIC, rue du Pont-de-la-Mousque, j’ai relevé enfin la tête, par pur désespoir, et une plaque de rue offrait une longue explication assez énigmatique de cette mince artère, qui, j’ai senti, devait m’être adressée : La rue du Pont-de-la-Mousque longe un mur, le mur de la première enceinte de Burdigala. La rue est un fossé, le fossé du Chapeau-Rouge. Elle prit le nom d’un misérable pont, jeté sur le fossé où les mouches dit-on se donnaient rendez-vous. Gestes de barbares ou actes de vandales, celui-ci fut comblé par les restes de l’antique cité.
Dans ce message il y avait, j’ai deviné, un danger, une fausse piste : c’était ce terme de Burdigala, nom romain à l’origine de la ville, qui m’éloignait du sens littéral de Bordeaux. La clé était ailleurs, dans cette bizarrerie de donner à cette rue le nom d’un misérable pont, dans ce dédain marqué vis-à-vis des ponts, jetés au-dessus de fossés à mouches. Mais ça je ne le compris que le lendemain, en me promenant sur l’esplanade brûlante d’un soleil sans pitié, quand je découvris le fameux Pont de pierre, premier pont de la ville, construit en 1822. C’est là que j’ai réalisé que jusqu’à cette date, Bordeaux n’était qu’un bord, la ville n’avait poussé que d’un côté de l’eau, Bordeaux était cette ville dont il manquait un bord.
« Bordeaux, encore aujourd’hui, reste ce quart de lune, qui aspire d’ailleurs à devenir pleine »
Imaginez Paris sans sa rive gauche, Lyon sans les Brotteaux et Gerland, Le Havre reconstruite à moitié, Tokyo un immense champ de tofu couvrant la partie Est de la ville, New-York sans Brooklyn, Nantes sans son île. Quand j’ai enfin conçu cet état de fait, je me suis senti ému. Comment une ville si intelligente, élégante pouvait-elle se priver de pont, tourner le dos ainsi à son autre moi, abandonner son hémisphère orientale ? J’ai pensé à Aristophane qui pour expliquer l’amour dans Le Banquet de Platon racontait comment l’homme avait deux têtes, quatre jambes et quatre bras à l’origine, avant que Zeus soulève la grande épée et tranche l’homme, comme une pomme, en deux, ce qui fait que depuis, nous les hommes et les femmes nous errons à la recherche de notre moitié perdue, idéale. Est-ce que c’était ça l’histoire tragique de ce bord d’eau, de cette rive qui un jour s’était vue refuser l’autre rive et devenir comme une côte d’océan, seule face au destin, condamnée à la solitude des rives sans terre avec lesquelles dialoguer ?
Dès le lendemain je suis parti reconnaître l’autre bord. Depuis la construction du Pont de Pierre, il avait bien poussé quelques petites choses, usines, hangars, devenus le quartier de la Bastide. J’ai rencontré Brigitte qui m’a fait voir la friche Darwin et m’a présenté à d’autres habitants.
J’ai repassé le pont et suis entré dans le Syndicat d’initiative qui fait office de musée de la ville. Les cartes sont implacables. Bordeaux, encore aujourd’hui, reste ce quart de lune, qui aspire d’ailleurs à devenir pleine.
« S’il manquait des ponts, il devait bien manquer autre chose »
Une ville dirigée par des gens aussi compétents que Montaigne, une ville richissime des Lumières, qui oublie de se construire des ponts et de développer sa rive droite, comment est-ce possible ? C’est là que je me suis dit, peut-être que les bordelais, sous leurs airs de marchands avisés, ont aussi l’esprit rêveur, et qu’ils oublient parfois, tout simplement. Mais alors est-ce qu’ils auraient oublié autre chose ?
À partir de cette sensation trouble et séduisante, j’ai commencé à arpenter Bordeaux à la manière d’un précepteur d’ancien régime recensant les paroissiens. S’il manquait des ponts, il devait bien manquer autre chose. Est-ce que Bordeaux manquait de rues ? Je suis parti de la rue du Loup, où je travaillais pour la Biennale avec les collègues de Yes we camp, à donner une nouvelle vie à l’Hôtel des archives, et bêtement j’ai cherché les rues dédiées aux animaux. D’abord j’ai arpenté la rue des trois conils, puis la rue du Mulet (mais c’est un nom de famille), la rue de la Vache, près des quais, où étaient installés les abattoirs près de l’actuel cours Alsace Lorraine, jusqu’en 1833. J’ai ensuite traversé une modeste rue du Mouton, vers la place André Meunier. Mais bizarrement, aucune rue du Taureau, alors que l’animal faisait l’objet d’admirables chroniques tauromachiques dans le Midi Libre. Niveau insectes, rien. Reptiles, pas plus. Des millions d’animaux typiquement bordelais, dont le moustique, n’avaient pas leur nom de rue. Par contre, pas de problème pour consacrer une rue au Professeur Démons, près du Jardin Public, ou d’appeler une rue L’Hôte, une impasse Maucouyade, dédier une rue au Serpolet (ça ne mange pas de pain), une autre aux Fours (qui n’avaient rien réclamé), et avoir une rue du Muguet si étroite et sombre, façon longue pissotière antique, qu’on se demande quel fonctionnaire tordu avait pu avoir cette fine idée. Ensuite, hommage aux éditeurs bordelais peut-être, une rue de la Coquille, avec à l’angle une maison du Pèlerin, et sur un balcon une vieille soixante-huitarde, cheveux henné rouge pétant, vautrée sur la rambarde. Puis l’ombre de la rue des faussets, charmante, gaie. Bien sûr qu’il manquait des rues, sans parler des rues d’en face qui attendaient leurs noms, les futures rues de l’autre berge, cachées derrière la musculeuse Gironde, cet épais bras de mer gorgée de terre ocre et jaune, comme si Bordeaux n’était pas si fluviale que ça, mais plutôt une ville côtière, avec quelques paysans et prolos en face, ceux du mauvais bord.
« J’ai croisé deux autres pièces manquantes, fantômes de la ville, qui souvivaient en elle »
Je me souviens de ce livre de Robert Muchembled, « Nos ancêtres les paysans », qui montrait entre autre comment l’imaginaire d’un paysan jusqu’à la guerre de 14 se bornait à son village, les quatre ou cinq villages alentours, et à la place de foire. Bordeaux, elle, faisait le tour du monde avec ses bateaux, mais restait un port isolé de ses terres, protégé aussi, avant que la première révolution industrielle ne vienne la rattacher par la gare d’Orléans à son époque, une nouvelle réalité de machine-outils qui d’ailleurs ne lui correspondait pas, et qui l’a vu décliner un moment, avant de retrouver son allant au XXème siècle.
Les jours suivants, toujours en quête d’oublis bordelais, les yeux rougis de questions brûlantes, j’ai croisé deux autres pièces manquantes, fantômes de la ville, qui souvivaient en elle : le château et le port.
Il s’appelait château Trompette, construit en 1453 pour réaffirmer le pouvoir du roi de France, après la longue tutelle (ou joug) anglaise depuis 1250. Aujourd’hui c’est un champ de graviers, l’immense place des Quinconces, que j’avais traversée sous le cagnard sans apprécier la portée symbolique de ce vide.
Des colonnes des Quinconces, on arrivait aux quais, refaits à neuf pour embellir l’espace de ces belles dalles bleu-grises recouvrant toute cette autre réalité disparue il y a peu, celle du port. Au XVIIIème, à cet endroit, Bordeaux faisait arrimer des bateaux en telle quantité qu’il était devenu le premier port de France. En 1924, le port marchand s’est déplacé des Chartrons et Bacalan vers Bassens, le port de conteneurs et de gros. Puis Ambès et Pauillac, les raffineries. Sous la magnifique esplanade qui donne aujourd’hui un air royal à cette entrée de ville, face au Pont de pierre, d’invisibles traces dans la pierre, où avaient été plantés les pylônes des entrepôts de jadis, qui bouchaient toute la vue et donnait à la ville son fameux air sombre.
« Parfois un lieu échappe, on y est hermétique. C’est là qu’il ne faut pas être pressé »
Le lendemain, en me levant, je découvre aux infos de l’hôtel que le pont de Gênes a été dynamité. Tout s’est passé selon le protocole, et BFMTV repasse en boucle l’image de l’écroulement. Un travail propre et légal, pour lancer Gênes dans la modernité, faire place nette à l’avenir. Souhaiterait-t-on plutôt que les traces de l’histoire s’empilent ? Ne faut-il pas parfois repartir sur de saines bases, à la méthode Descartes, grâce à la dynamite ? La mémoire est un choix, la mémoire vit des oublis qu’elle laisse traîner en elle.
Peut-être d’ailleurs qu’il ne manque jamais rien sur terre, que les dents creuses du monde ne sont que les aérations nécessaires, le reflet de notre nostalgie. Je cherchais des absences à Bordeaux, mais à un moment il a bien fallu que je me regarde en face et que je me dise que peut-être ce n’était pas ce bord d’eau le problème. Qu’en fait c’était peut-être moi l’absent qui errais au centre du tableau sans savoir à quoi m’accrocher. Parfois un lieu échappe, on y est hermétique. C’est là qu’il ne faut pas être pressé, et laisser macérer dans un bel endroit sombre, un de ces tonneaux de bords d’eau du monde, afin que le goût se dégage, que l’imaginaire se remplisse avec nos voix qui traînent, nos envies de casse-croûte.
Bordeaux ce n’est pas fini, je sais que je vais revenir, et cette fois je m’installerai au bord, sans bouger. Je prendrai mon micro, mes cahiers, et j’essaierai de restituer les cahots de ces ponts oubliés, quand on passe la périphérie.
🖊 Prime abord, un texte inédit de François Beaune écrit en 2020 pour Bordeaux Saison Culturelle
Qui est François Beaune ?
François Beaune est écrivain. Il a fondé plusieurs revues dont « Louche », le feuilleton numérique « Les bonnes nouvelles de Jacques Dauphin » et plus récemment le fanzine collectif « Gonzo ». Il est également à l’origine du festival « Du cinéma à l’envers » proposant à des réalisateurs de concevoir leur film à partir d’affiches créées par des plasticiens. Il est l’auteur d’une pièce inédite de théâtre, Victoria, déjà jouée à Lyon.
Il contribue à la Saison culturelle de Bordeaux : Liberté !, en 2019, à travers L’Entresort, une scène ouverte à l’Hôtel Ragueneau invitant les bordelais résidents ou de passage à s’exprimer.
L’entresort est le nom que j’ai donné à mon projet d’écriture, qui consiste à créer une galerie de portraits d’habitants de cette terre. À l’occasion de la saison culturelle Liberté !, cet été à Bordeaux, je me propose de rencontrer les esprits libres de cette ville, qui souhaitent raconter en public une histoire dans l’Entresort qui est en train de se construire derrière la célèbre glycine. Un de ces récits précieux conservé dans vos mythologies personnelles. Ou encore une de ces histoires vraies qui ressemblent plus à de la fiction qu’à la réalité, comme l’écrivait Paul Auster.
François Beaune, texte écrit en 2019 pour Liberté ! Bordeaux 2019
Qu’est-ce que Bordeaux Saison Culturelle ?
Après les paysages explorés au travers de la Saison culturelle 2017, initiée à l’occasion de l’arrivée de la ligne à grande vitesse, Bordeaux et son territoire se sont rassemblés, du 25 juin au 25 octobre 2017, autour d’une nouvelle Saison culturelle dédiée à la Liberté ! invitant visiteurs et habitants à effectuer un voyage dans l’Histoire (à travers la philosophie des Lumières) et vers l’océan et l’estuaire. Suivant la ligne Atlantique, travaillant les échos entre Bordeaux et le territoire maritime, une centaine de propositions artistiques pluridisciplinaires ont égréné, du 20 juin au 20 août 2019, ce périple onirique, porté à l’unisson par l’ensemble des acteurs culturels du territoire.
Jouant à nouveau sur la présence d’œuvres fortes et singulières dans l’espace public, la découverte de nouveaux lieux mettant en dialogue formes contemporaines et patrimoine, autour de la présence d’artistes majeurs via des commandes artistiques liées à la Liberté ! Le programme a déployé des itinéraires insolites dans la ville et sur le territoire métropolitain dédiés à tous les publics. En 2021, Bordeaux invite avec Bienvenue à vivre intensément la ville avec ses habitants d’un jour et de toujours.