Mon kroyans lé dan do moun mi lé, sèt mi dovien, sèt mi trouv.
Le Tout-monde est un acte de foi.
À l’occasion du festival Amiens-Tout monde – qui aurait dû se dérouler du 16 au 26 mars 2020 -, la Maison de la Culture d’Amiens a demandé à deux artistes de dire ce que les mots « Amiens Tout-monde » signifiaient pour eux. Zeina Abirached, illustratrice et auteure de bande-dessinée, et Vincent Fontano, artiste de la scène et auteur ont accepté la proposition. Deux artistes éclairés qui emmènent en voyage…
J’écris du théâtre parce qu’il est mon Tout-monde à moi. J’écris du théâtre car il m’oblige à l’altérité. J’écris du théâtre car c’est mon espace de questionnement et de doute. J’écris du théâtre pour vous rencontrer. En ce temps de festival, discutons.
Je vous écris depuis le nombril du monde. Je vous écris depuis le corps chaud de la terre. Je vous écris depuis cette double incandescence : j’écris depuis vous même et d’ailleurs dans le même souffle. Je vous écris dans le fracas de ma langue qu’il vous semblera reconnaître mais que vous ne connaissez pas.
On l’appelle Créole. C’est un fatras de restes de mémoire des autres, qui la constitue et la rend unique. Je fais, pour le plaisir de la conversation, l’effort de votre langue à vous. Elle devrait être mienne aussi, bien que j’y sois entré par effraction mais ça, c’est encore une autre histoire.
Disons que la langue dans laquelle je vous écris fait partie de mon Tout-monde à moi. Elle est à habiter et à conquérir dans le même mouvement. Tout mon acte de foi est dans cette contradiction.
Mi sort in bout la tèr bordé lo d’mèr san fin.
Je viens d’une île où l’on ne voit pas d’autres bouts de terre.
Ils sont rares ces territoires sans liens avec les autres. Je pense que cela forge la pensée, la philosophie, le corps même et la limite de nos rêves.
Parfois je pense aux premiers esclaves arrivés sur l’île. Faisant le tour de ce Nouveau Monde et n’y trouvant que des bordures d’eau de mer et en son ventre des montagnes abruptes comme des lames. Je pense à eux et aux mondes intérieurs qu’ils ont dû se créer pour rester vivants. Fils de cette histoire. Le mugissement du monde du dehors me semble à moi simplement plus près, plus bruyant. Le fracas du dedans n’est pas moins silencieux. À moi, plus rien ne semble totalement immuable. J’ai conquis cette liberté-là. Et pourtant tout concourt au rêve de l’ancien perdu.
Aujourd’hui le Tout-monde me manque, bien qu’il semble être partout. Dans des lumières bleues criardes qui éclairent mon visage à tout temps du jour et de la nuit. Même si je sens bien que ces mondes composés sont vides : pleins d’assiettes que l’on photographie en oubliant d’en manger le contenu, de visages sous filtres qui font une tête redessinée à l’infini, de sourires fardés comme des miroirs déformants. Le désir mimétique n’a jamais autant marché, tout le monde veut faire la démonstration de sa vie en oubliant parfois d’en avoir une vraiment. Moi j’ai toujours eu besoin de l’autre pour peu qu’il soit palpable. Mais le Tout-monde est d’abord intime et je l’ai appris un jour dans une grande taloche au pied du lit de ma grand-mère.
Je raconte : ma grand-mère était une femme digne d’un mètre quatre- vingt, portant le front haut. Et le soir après le peignage de ses longs cheveux gris cendrés, il était obligatoire de prier un Jésus extatique au bord de son lit. Je dois avouer qu’à l’époque ce Jésus m’agaçait prodigieusement avec sa face de craie et ses longs cheveux. Surtout ces longs cheveux, on n’imagine pas d’avoir des cheveux aussi longs (OK à l’époque j’étais un peu jaloux, les cheveux longs restent pour l’homme noir que je suis un fantasme que je n’avouerais jamais même sous la torture).
Donc ma grand-mère tous les soirs se faisait un devoir de se mettre à genoux pour lui parler. Autre sujet d’agacement profond, se mettre à genoux. On ne pouvait pas lui parler assis normalement à celui-là, pourquoi à genoux pour lui parler ? Lui et toute sa bande dont je ne saisissais pas bien le sens.
Sa mère qui n’était pas vraiment sa mère, son père qu’il n’avait jamais vu, ni croisé et l’Esprit Saint qui avait tendance à se fourrer un peu n’importe où. Non vraiment pas ce Jésus, qui faisait des sermons à tout le monde, qui faisait des signes de gang, qui en plus, n’était pas très enclin à se bouger quand on avait besoin de lui, ce Jésus ne me plaisait pas.
Lui qui passait son temps à parler pour ne pas que je le comprenne. Lui qui accaparait toute l’attention de ma grand-mère. Bougies qu’elle allumait, paroles et chants d’amour à n’en plus finir. Signe de gang en public. Tout pour sa gloire, qu’il ne rendait pas beaucoup à mon sens.
Les jours de difficulté, ma grand-mère redoublait ses prières espérant que son Jésus plein de mansuétude daignerait faire un geste. Moi je répétais sans jamais y croire son verbiage, des paroles dont je savais déjà qu’elles n’étaient entendues que par les murs.
Aprésa y rant lo zour mauv, maff. Sèt gran goulaf I bwar larm ou dwa versé.
Puis, il arriva le jour de grande peine. Celui qui mange les larmes que l’on devrait verser. Ma grand-mère se mit à lire un nouveau chapitre jusque là jamais entendu. Ces quelques lignes qui me valurent la taloche de l’année. Il était question de faire reculer la mort, du démon qu’il fallait faire sortir du corps d’un homme. Je fus attentif, pour une fois de l’action. Jésus du haut de tous ses cheveux, hurla au démon de dire son nom, je retenais mon souffle au silence pesant de ma grand-mère, j’allais enfin savoir le nom de l’ennemi. Quand le démon répondit « légion », « légion » qu’il a dit, je fus pris d’un grand éclat de rire qui fut immédiatement sanctionné par une calotte tonitruante. Qui ne sut pas réprimer mon rire. « Légion » qu’il a dit le démon, « légion ». Le démon avait vanné le Jésus de mémé.
Oui, parce que dans mon esprit d’enfant cela ne pouvait être qu’une vanne. Quoi, « légion » ça fait quand même beaucoup dans un seul homme, non ? Le fou rire dura tard dans la nuit, la gifle ne l’éteignit pas. Ma grand-mère n’eut pour seule défense ce soir-là, que ces quelques mots de dépit « espèce d’imbécile, con ». Moi je n’en revenais pas, on avait vanné Jésus. Aujourd’hui avec la distance, je me dis que le démon à peut- être dit une vérité. Nous ne sommes pas un, nous sommes multiples, la légion plein le corps, plein des mondes que nous avons construits, plein du monde des autres que nous rencontrons et empruntons. Non, le démon disait au Jésus de grand-mère que personne n’est définissable que par son nom, sa couleur ou l’espace où il habite.
« nou noré du port nou têt dann nout min, pou nou gèt lo pwa »
Le poète Jean Mambrino a écrit : « on devrait pouvoir porter sa tête dans ses mains pour pouvoir la soupeser ». Cette idée m’a toujours plu. J’aime l’idée que nous soupesions nos têtes, nous verrions à quel point nous sommes nombreux dans ce crâne où nous sommes censés n’être qu’un. Nous sommes remplis d’altérités lourdes et essentielles à la compréhension de qui nous sommes. Mais que se passera-t-il si ces mondes se tarissent, car trop d’images fallacieuses n’existent que pour les yeux des autres. Que se passera-t-il si les Tout-monde extérieurs ne ressemblent plus qu’à nos mondes intérieurs ?
Nous en sommes là aujourd’hui, l’altérité est devenue un défaut. La diversité est devenue une tare. Les bons sentiments sont rendus faiblesse comme la foi est rendue naïveté. Nous avons criminalisé le mot humaniste, oui, nous avons fait ça. Comme s’il y avait plus urgent que nous même. Nous rêvons maintenant de nous reconnaître les uns les autres, nous avons uniformisé les villes pour moins nous perdre : c’est maintenant au tour des hommes. Car cela est sûrement rassurant. Rassurant en temps de trouble, en temps de grande peine, se dire que l’autre est connu et apprivoisé. Cela nous assure, nous rassure. Puisqu’au fond nous avons peur de ne pas être assez riches de nous-même, peur de nous faire dévorer par des mondes plus affamés.
Le Tout-monde est une chose étrange, le Tout-monde est dedans, le Tout-monde est dehors.
Le Tout-monde est toujours plus complexe et inattendu que ce que l’on pense. Je raconte : L’immigration a toujours été un concept très lointain pour un Réunionnais protégé par les eaux salées. Ceux qui arrivent sur l’île ont toujours les moyens, parfois même trop. C’est un phénomène très peu discuté : le concept de l’immigré tout-puissant appelé « expat ». Oui, on change de nom avec l’argent, mais cela est une autre histoire. Bien sûr, je ne dis pas qu’il n’y a pas de rejet de l’immigration, même minime, même légale. Chez nous il y a un autre problème dit psychologique : il y a toujours tacite au fond de certains cœurs, une haine de l’inconnu, cela est inaliénable à certains hommes.
Du kou, nou té krwa nou té lwin gro désord, kan in zour in bato Sri Lanka la abord a nou.
Bref, nous nous pensions à l’abri, quand un jour un bateau du Sri Lanka accosta nos côtes. La communauté indienne (les arrière-petits-fils et filles d’engagés indiens venus d’Inde, appelés « malbar » sur l’île) se mobilisa, pour les accueillir, les soutenir, les protéger, les défendre. Les critiques furent nombreuses sur ces nouveaux arrivants, les réseaux sociaux s’emplirent d’une odeur nauséabonde toute nouvelle. La communauté tint bon. Cela fut beau et cela fut tendre. Certains dirent que cet engouement n’était pas sans arrière-pensée. Quelques langues chagrines y voyaient là un moyen de renforcer la communauté. Moi, je préfère croire à l’idée qu’il y avait là plutôt l’envie de retrouver un monde resté loin, un monde qui était le leur par procuration. Rencontrer un corps comme le sien mais différent, reconnecter avec une histoire que l’on a qu’entendue, être en lien avec la terre d’ancêtres inconnus.
Là encore cela fut beau, plein de dignité comme des retrouvailles, comme quand on relève une âme en détresse. Ils trouvèrent une salle où les accueillir, des lits, des vêtements, des places dans les Écoles pour les enfants. La communauté prit en charge les avocats pour les défendre. Le préfet faisant un peu de zèle pour renvoyer ces hommes d’où ils venaient, au nom du principe de l’appel d’air. Une phrase violente faisant déjà le tour des bouches autorisées, un quartier du « Sri Lanka fait la taille de l’île » . S’ils viennent, nous disparaissons. Mais la communauté fit bloc.
En l’espace d’une semaine les nouveaux immigrés faisaient partie de l’île, en moins d’une semaine ils furent chez eux. Tout allait bien jusqu’au dimanche. Quand à la surprise générale, les Sri Lankais, forts de leur intégration, demandèrent à leurs hôtes de les emmener remercier le dieu qui les avait sauvés. Le temple préparé pour l’occasion resta vide. Sur le Panthéon pléthorique des dieux qu’il y a en Inde, les Sri Lankais avaient choisi celui-là, celui qui n’était pas celui de la communauté. Ils avaient choisi ce dieu blanc aux cheveux longs, celui qui résidait à l’église. Cela au fond n’était pas un vrai problème. Non, le syncrétisme est une seconde nature chez un Réunionnais. Comme disait ma grand- mère, poser une prière n’a jamais fait de mal, qu’importe l’oreille qui l’écoute. Mais n’avoir que celui-là exclusivement, fit du mal.
Ainsi, la gifle fut de taille. En effet, les Sri Lankais aimaient Jésus,
un dieu que la communauté connaissait, mais qui n’était pas le leur.
C’est un Dieu qui habitait la maison d’à côté. Un souffle amer ébouriffa
les cheveux noirs de leurs têtes. Mais qui étaient donc ces Sri Lankais
qui avaient traversé la mer ? Personne ne le verbalisa vraiment, mais
tous pensèrent à grand bruit au fond de leurs crânes. « Ils ne sont pas
des nôtres ».
La douleur fut d’autant plus vive qu’il fallut accepter la nouvelle vérité apportée par les réfugiés. Ils fuyaient des persécutions. Oui, les chrétiens Sri Lankais étaient pourchassés parce que les malbars faisaient appel aux vrais indiens.
Il y eut un long silence.
C’est une douleur immense de découvrir que les dieux qui nous sauvent, tuent aussi. C’est une douleur sans fin de découvrir que c’est au nom du Dieu que l’on vénère, que l’on prie, qu’on louange, que l’on jette des hommes des femmes et des enfants à la mer. C’est une peine incommensurable de reconnaître le corps de l’autre et de le penser haï par son propre Dieu.
Alors, il eut d’abord de la colère, puis de la honte, puis du déni. Vishnou, Shiva, Brama, eurent un goût amer dans les bouches. Mais ils restent tous silencieux. Vides des certitudes qui les avaient construits.
Parfois le Tout-monde prend des allures de coup de couteau dans le dos. Quand le deuxième bateau arriva, la communauté fit semblant de regarder ailleurs, laissant le préfet à sa tâche.
Heureusement pas tous, heureusement, beaucoup continueraient à secourir, accueillir, défendre, beaucoup continueraient à tendre la main. Peut être que ceux-là, seraient touchés simplement par l’autre en souffrance, peut être ceux-là auraient accepté la complexité et l’amertume du Tout-monde. Ceux-là auraient appris que l’autre qui te ressemble est de toute façon diffèrent et que cela vaut la peine d’être défendu.
Parkou kısa nou lé, kısa nou dovyin i blés a nou, bin fo sov a nou kan mèm. Lo kısa nou lé plein mém, lé in croyans. Lé la fwa. Mèm kan somin nou pran pou trouv nout l’ekla dann lotre le plin kout koygn.
Le Tout-monde est à sauver même quand il nous blesse. Le tout, le monde, est un acte de foi dans le chaos incessant de nos rencontres.
Qui est Zeina Abirached ?
Née à Beyrouth en 1981, Zeina Abirached a fait des études de graphisme au Liban puis à l’École Nationale des Arts Décoratifs à Paris. Depuis, elle partage son temps entre la bande-dessinée et l’illustration. Après [Beyrouth] Catharsis et 38 rue Youssef Semaani, son roman graphique Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles connaît un large succès public et critique (sélection officielle d’Angoulême 2008, traduit en douze langues) suivi de près par Je me souviens Beyrouth, Mouton, et Agatha de Beyrouth (une collaboration avec le poète OuLiPien Jacque Jouet). Elle est l’auteure du Piano oriental (Casterman 2015), un récit inspiré de la vie de son ancêtre, inventeur d’un nouvel instrument de musique dans le Beyrouth des années 60. Elle collabore régulièrement avec la presse et différents éditeurs en tant qu’illustratrice.
Qui est Vincent Fontano ?
Vincent Fontano est auteur, comédien, metteur en scène et réalisateur. Il vit et travaille sur l’île de la Réunion. Avec sa compagnie Ker Béton, il met en avant les nouvelles écritures théâtrales réunionnaises et leurs mises en scènes. La relecture des mythes occidentaux et orientaux le conduisent à interroger son île pour mieux questionner le monde. Issu du Conservatoire de la Réunion, il mène un parcours atypique au sein de la création littéraire réunionnaise. Auteur, il écrit en créole et en français. Ses premières mises en scène sont saluées par le public et la critique. Très vite il s’impose dans le paysage culturel de l’île et réinvente le théâtre réunionnais contemporain à travers des pièces puissantes qui interrogent la société créole. Parallèlement réalisateur, son film Blaké a remporté le Grand Prix France Télévisions du Court Métrage 2020.