Le Théâtre Nanterre-Amandiers écrit une nouvelle page de son histoire. En cette rentrée, le lancement de la Saison aujourd’hui avec le Festival d’Autome et Das Weinen de Christoph Marthaler est également l’ouverture – pour la première fois aux publics – du Théâtre éphémère pour vivre dès aujourd’hui le théâtre de demain avant son nouveau bâtiment, en 2023, signé Snøhetta. Pensé et conçu comme un lieu de vie par Alain Lagarde, scénographe, l’expérience – dès l’entrée – est au coeur de l’envie et de l’engagement de l’équipe et des artistes du Théâtre Nanterre-Amandiers de faire du Théâtre : un lieu de rencontres, des imaginaires pour explorer les grandes fresques contemporaines qui le font vibrer au quotidien. À partir de tapisseries et portraits anciens empruntés au Rijksmuseum, mis en regard avec des photographies contemporaines, l’expérience du théâtre démarre dès l’entrée dans le hall : une mythologie shakespearienne, une forêt semblable à celle d’un songe d’une nuit d’été. Entretien avec Alain Lagarde.
« L’idée de travailler sur une mythologie shakespearienne s’imposa. Une forêt, comme celle du songe d’une nuit d’été, serait le point de départ idéal pour opérer cette transformation, pour érotiser ce bâtiment fait de bardages métalliques et de béton »
Alain Lagarde
Scénographe auprès de Christophe Rauck notamment pour Dissection d’une chute de neige et, bientôt Richard II, vous avez été sollicité par lui pour aménager le hall du Théâtre éphémère. Quelle atmosphère avez-vous voulu construire ?
Alain Lagarde — L’enjeu était de transformer et de déplacer ce grand volume froid et âpre qu’était l’ancien Atelier de décors vers un lieu où l’imaginaire est présent et où le public peut voyager. Dès le départ, avec Christophe Rauck, nous avions absolument l’envie d’un lieu accueillant et chaleureux investi d’une théâtralité marquée et affirmée. Avec ce préalable, il m’a laissé carte blanche. Il fallait faire vite, nous étions en avril et ce nouveau théâtre provisoire de 450 places ouvre aujourd’hui (6 octobre). Comme Christophe allait monter Henry VI avec les élèves de l’école du Théâtre du Nord, que nous allions monter Richard II et que nous avions souvent évoqué Hamlet au sujet de la pièce de Sara Stridsberg (Dissection d’une chute de neige) : l’idée de travailler sur une mythologie shakespearienne s’imposa. Plus précisément, une forêt, comme celle du songe d’une nuit d’été, serait le point de départ idéal pour opérer cette transformation, pour érotiser ce bâtiment fait de bardages métalliques et de béton.
De la scène au foyer, comment avez-vous adapté votre travail de scénographe à celui d’un lieu de vie ?
Alain Lagarde — J’avais déjà pu participé à des scénographies d’expositions comme pour le Musée de La Poste. Le sujet essentiel et qui diffère réside dans les flux de publics et la circulation dans l’espace. Il n’est pas question ici exclusivement de dramaturgie et les paramètres sont très différents mais finalement les outils sont assez similaires, du plan aux simulations 3D. J’ai dessiné les premières esquisses rapidement, il y avait des toiles peintes, des tapisseries végétales sur les murs, des tableaux du XVIème siècle, XVIIème siècle, un tronc d’arbre, des banquettes, des fauteuils, des tables de récupérations, des tapis persans au sol, des lampes industrielles.Il a fallu équilibrer et trouver une cohérence stylistique à tous ces genres, pour y raconter une nouvelle histoire, dégager une ambiance chaleureuse et évocatrice dans l’esprit des friches berlinoises que j’avais découvertes 20 ans auparavant. Notre nouveau lieu, en plus de sa fonction de hall du Théâtre éphémère, sera aussi, surtout les week-ends, un lieu d’accueil pour les Nanterrien.ne.s ou pour les étudiants de l’Université.
« C’est un pari de faire d’un bâtiment technique un véritable lieu d’accueil […] il faut soigneusement le réfléchir et trouver le juste équilibre entre théâtralité et hospitalité »
Alain Lagarde
La notion d’hospitalité semble particulièrement vous tenir à coeur ?
Alain Lagarde — Nous sommes dans l’ancien Atelier de décors du bâtiment historique du Théâtre Nanterre-Amandiers, qui a d’ailleurs pour vocation à redevenir atelier à l’ouverture du nouveau bâtiment en 2023. C’est un pari de faire d’un bâtiment technique un véritable lieu d’accueil. C’est grand 600 m2 pour un hall d’accueil, mais avec l’enjeu de 100 places assises, un bar et une librairie : il faut soigneusement le réfléchir et trouver le juste équilibre entre théâtralité et hospitalité. Au départ, je voulais garder cette idée de l’« atelier » avec de la peinture, des boites de pigments, des accessoires, des fragments de peintures comme nous avions trouvé le lieu en débutant cette aventure mais l’idée était trop difficile à réaliser essentiellement pour des problèmes de sécurité. Pour l’anecdote, c’est ici que certaines scènes de la Reine Margot de Patrice Chéreau, des scènes d’intérieur essentiellement, ont été tournées. En ce qui concerne la notion d’hospitalité, il me fallait trouver une texture à poser sur les murs et qui réponde également à ma première idée de forêt ; les tapisseries sont venues ainsi à la fois comme rappel esthétique des XVIème et XVIIème siècles et aussi, de par leur fonction historique, d’isolation.
« Ces représentations de forêts peuvent faire écho à l’environnement extérieur du théâtre éphémère, entouré de grands arbres. Le hall n’est pas ouvert vers l’extérieur, il dispose de très peu d’ouvertures et de fenêtre ; je souhaitais reprendre ce motifs de forêts et verdure à l’intérieur du hall, avec les tapisseries »
Alain Lagarde
Les tapisseries sélectionnées et accrochées participent d’un programme iconographique complet. Pouvez-vous nous parlez du choix des oeuvres que vous avez fait reproduire ?
Alain Lagarde — Il y a eu plusieurs étapes mais en premier lieu, j’aimerais remercier les musées qui nous ont permis d’utiliser leur iconographie numérique et nous ont prêté l’image de ces oeuvres que nous avons pu reproduire. Je citerais ainsi particulièrement le fond Rose Valland qui appartient aux MNR, « Musées Nationaux Récupération ». On peut y trouver plus de 2000 œuvres qui ont été spoliées pendant la Seconde guerre mondiale, par les nazis. Elles sont là, soigneusement numérisées, en attente de leurs restitutions. Les deux tapisseries que j’ai choisies sont issues de ce fond. J’ai retravaillé les fichiers, réorganisé les éléments, les arbres, rehaussé les couleurs tout en préservant le détail des fils, les accrocs des réparations. Les tapisseries ont été redimensionnées et largement agrandies pour répondre à la vastitude du lieu : 600 m2 avec une hauteur de 8 mètres sous plafond. Les dimensions originelles étaient de 350 cm par 400 cm, elles sont maintenant agrandies à 17 mètres et 11 mètres. Une fois les dessins des forêts et des verdures définis, il me fallait introduire, en contraste de cette iconographie en 2 dimensions, une réalité naturelle, d’où l’idée de poser un tronc d’arbre au milieu de ces images.Ces représentations de forêts peuvent faire écho à l’environnement extérieur du théâtre éphémère, entouré de grands arbres. Le hall n’est pas ouvert vers l’extérieur, il dispose de très peu d’ouvertures et de fenêtre ; je souhaitais reprendre ce motifs de forêts et verdure à l’intérieur du hall, avec les tapisseries. On peut aussi y voir une référence au titre naturant du théâtre : amandiers.
Vous avez même taillé le futur bar … dans un tronc d’arbre ?
Alain Lagarde — D’origine vosgienne, j’ai souvent été impressionné dans les forêts de sapins par les énormes grumes posées sur les chemins. Je trouvais l’idée très simple et très belle comme une référence à l’Arte Povera, mouvement artistique que j’apprécie depuis toujours. Dans les faits, c’est devenu plus compliqué que ce que je pensais. Après avoir trouvé un grand tronc de Douglas avec l’aide de l’atelier de l’opéra de Rouen, c’est la société Lanfry – spécialisée dans la restauration de monuments historiques – qui a su travailler et maîtriser ce grand tronc d’arbre grâce au savoir-faire d’anciens compagnons charpentiers (ils ont entre autres restauré la cathédrale de Rouen).
« J’ai passé un certain nombre d’heures à fouiller dans les richesses du Rijksstudio pour réunir un casting d’inconnus, étrangement familiers, qui pouvaient créer entre elles et eux une nouvelle histoire non verbalisée mais simplement déposée sur les murs comme les échos d’une mémoire théâtrale »
Alain Lagarde
Revenons aux images que vous utilisez dans ce décor : on y trouve la reproduction d’oeuvres, des portraits davantage avec l’idée de retracer une généalogie et d’installer un lieu que de proposer un musée.
Alain Lagarde — La dernière étape pour cette scénographie consistait en effet à incarner cet espace avec des personnages évocateurs du théâtre de Shakespeare. Pour cette partie, je me suis tourné vers un autre musée, le Rijksmuseum d’Amsterdam. Le musée a numérisé toutes ses œuvres, tableaux , gravures , objets etc : c’est un travail remarquable et unique en son genre qu’il faut saluer, cette démarche s’adresse notamment et surtout à un public jeune. Donc j’ai passé un certain nombre d’heures à fouiller dans les richesses du Rijksstudio pour réunir un casting d’inconnus, étrangement familiers, qui pouvaient créer entre elles et eux une nouvelle histoire non verbalisée mais simplement déposée sur les murs comme les échos d’une mémoire théâtrale.Je pense à ce portrait d’un vieil homme souriant d’Abraham De Vries* qui pourrait sortir directement d’une comédie de Shakespeare ou bien ce portrait d’une jeune femme d’Issac Luttichuys** qui se rapporte directement à la Dissection d’une chute de neige : on y voit une jeune aristocrate, très belle, qui tient dans ces mains une plume blanche. Le public s’y retrouvera, après avoir vu le spectacle qui sera présenté à partir du 25 novembre prochain. Dans une simulation 3D, j’ai réuni tous ces tableaux de grands maitres flamands comme pour organiser un futur accrochage. Immédiatement est apparu l’idée d’avoir une présence contemporaine parmi ces personnages, une autre texture. J’aime depuis toujours un photographe d’Amsterdam : Hendrik Kesrtens. Il photographie sa fille Paula depuis 25 ans à la manière des grands maitres flamands en soignant chaque détail : pose, lumière, attitude, coiffure etc sauf qu’il décale les accessoires par exemple le turban rouge de Van Eyck est en fait une simple serviette dans la photographie, le chapeau conique de Christus est un simple abat-jour, les habits de nonne, les casques des conquistadors et les coiffes des femmes nobles sont fabriqués à partir de papier toilette, de cannettes de soda et de papier à bulles. Il fallait absolument enrichir les tableaux flamands avec ces photographies. J’ai envoyé sans attendre un mail à Hendrik que je ne connaissais pas pour lui présenter mon projet avec des premières images et le convaincre d’être présent dans ce projet, 2 jours après j’ai reçu une réponse favorable et positive de sa fille Paula : nous aurons 6 grandes photographies de lui dans le hall pendant cette première saison. Ces photographies contemporaines nous ont permis d’introduire d’autres photographies se rapportant aux différents spectacles de la saison; satellitaires des spectacles eux-mêmes.
« Je pense qu’une histoire va se raconter et se déployer, à partir de ce décor. Il n’y a pas de scénario écrit mais ces tableaux et photographies que l’on pourra changer vont aussi nous permettre de rythmer les saisons »
Alain Lagarde
Il y a ainsi quelque chose de très domestique qui arrive par cette sélection de tableaux flamands et également par le choix du mobilier dépareillé. Comment avez-vous travailler ces dernières composantes ?
Alain Lagarde — Sans doute, oui, comme une peinture flamande : très domestique et avec beaucoup d’accessoires. Je pense qu’une histoire va se raconter et se déployer, à partir de ce décor. Il n’y a pas de scénario écrit mais ces tableaux et photographies que l’on pourra changer vont aussi nous permettre de rythmer les saisons. Pour le mobilier, j’ai beaucoup acheté en brocante en privilégiant le style néo Louis XIII avec de larges fauteuils recouvert de tapisseries dans lesquels on peut « s’enfoncer » en attendant l’entrée en salle. J’avais même en tête de placer un très grand poêle ouvert, mais pour des raisons de sécurité cela n’a pas pu aboutir. Nous avons également beaucoup réutilisé d’éléments que nous avions déjà, environ 70 %. Les châssis qui tendent les toiles viennent de spectacles et le tronc pourra être réutilisé pour la scène plus tard. Nous essayons, au maximum, d’être dans une démarche éco-responsable avec un réemploi effectif des matériaux utilisés.
✒️ Entretien réalisé par Henri Guette pour balto — jigsaw
Qui est Alain Lagarde ?
Formé à l’école du TNS, Alain Lagarde a créé depuis les décors pour plus d’une centaine de productions, que ce soit pour l’opéra, le théâtre, la danse ou la comédie musicale. Il collabore ainsi avec des artistes européens tels que Jacques Lassalle, Jorge Lavelli, Matthew Jocelyn, Christophe Rauck, Olivier Dahan, Michèle Noiret, Thierry Malandain et Jean Christophe Maillot. Pour le théâtre et l’opéra, il a travaillé à la Comédie Française, l’opéra de Paris, l’opéra de Lyon, la Monnaie de Bruxelles, le Grand Théâtre de Genève, les opéras de Francfort, Hambourg, Cologne et Trèves en Allemagne , le Staatsoper de Vienne, l’Opéra de Novossibirsk et le théâtre du Bolchoï, au Spring festival à Tokyo ainsi qu’au BAM à New York. Invité par l’Opéra de Paris, il a créé pour le ballet la scénographie et les costumes des Familiers du Labyrinthe et de l‘Envol d’Icare. En 2019, il a conçu la scénographie de l’opéra Hamlet de Brett Dean dans la mise en scène de Matthew Jocelyn pour l’opéra de Cologne, les décors de la nouvelle revue du Paradis Latin et la scénographie du Totem du nouveau Musée de la Poste. Il a récemment occupé le poste de directeur artistique pour deux films produit par Arte. Après une première collaboration avec Christophe Rauck pour Dissection d’une chute de neige de Sara Stridsberg, Alain Lagarde poursuit cette collaboration avec la prochaine création de Richard II.